Greniers et abondance de bière à Chagar Bazar (ancienne Syrie).

 

Proche-Orient ancien

A quelques dizaines de km à l'ouest de Šubat-Enlil, le tell de Chagar Bazar partage au début du 2ème millénaire une même culture régionale et bénéficie des mêmes conditions propices à l'agriculture. Cette steppe fertile abrite de nombreux tells. Ce sont des monticules issus des débris de terre cuite accumulés par les hommes, et sur lesquels les Mésopotamiens édifiaient leurs maisons et leurs villes, couches après couches. Ces tells, aussi larges que des collines parfois, sont les vestiges de la vitalité des communautés rurales à cette époque[1].

 

La période allant de -1900 à -1600 est bien documentée. On a exhumé du tell de Chagar Bazar des filtres à bière d'une part, et d'autre part 124 tablettes d'argile dans les années 1930 auxquelles s'ajoutent les 214 tablettes exhumées entre 2000 et 2002, puis en 2008 (Denis Lacambre, le bureau de la bière à Chagar-Bazar).

FILTRES à BIERE de Chagar Bazar


Ces filtres à bière sont des feuilles de cuivre enroulées en forme de cornet dont la moitié inférieure, la plus étroite, est percée. La plupart des spécimens retrouvés portent les traces intérieures d'un ajustement sur des tubes de roseau, de manière à servir de chalumeau à bière. Longs de 45 à 52 mm, ils ont tous été découverts au fond de jarres funéraires du niveau I (1900-1600 BC). Ce contexte permet d'interpréter l'ensemble tube + filtre + jarre comme un service à boire destiné aux défunts. Ceci ne signifie nullement que le chalumeau reste encore, au début du 2ème millénaire, d'un usage courant pour boire la bière. Les rituels sont souvent archaïsants. En revanche, l'existence de ces filtres dans un cadre funéraire indique que la boisson fermentée s'intègre aux rites importants, au-delà de son rôle de boisson quotidienne.

Filtres à bière de Chagar-Bazar

 

Les tablettes couvrent une courte période de 8 années consécutives (-1784 à -1777) pendant laquelle Chagar Bazar est politiquement liée à Šubat-Enlil, toutes deux intégrées dans le vaste domaine du puissant roi assyrien Samsî-Addu (1796-1775). L'année 1778 représente 69 tablettes, conséquence probable d'une activité exceptionnelle. Cette année-là, un recensement de la population, décidé par le roi assyrien, oblige son fils Yasmah-Addu à visiter diverses bourgades du Haut-Habur où ont été rassemblés les nomades hanaéens de la région. Le 9ème mois, sa présence est attestée dans le corpus de Chagar Bazar, mais son administration, les scribes et le personnel chargé du recensement l'ont précédé dès la fin du 6ème mois[2].

 

Une importante troupe est donc réunie, grossissant ponctuellement les effectifs normaux de cet avant-poste administratif assyrien en terre hananéenne.

Que boit et mange tout ce monde ?

Les tablettes comptabilisent avec précision les distributions de rations. Elles se composent d'orge, de pain et de bière entre les 6ème et 9ème mois de l'année 1778. Un lot de 113 tablettes de la pièce 106, partie d'un grand bâtiment assimilable à un palais, semble bien constituer une archive homogène conservée dans une jarre ou un panier[3].

La tablette A.969 indique que Kabi-Addu reçoit 57.300 litres d'orge sortis des silos du palais le 12ème mois de 1778. De tels volumes indiquent la nature de cette archive. Elle concerne la gestion des greniers royaux. Sommes-nous dans un modeste relais administratif au milieu des semi-nomades, ou bien au cœur d'un centre urbain majeur de la région[4]? Chagar Bazar lève le voile sur les rapports complexes que tissent à cette époque une population urbaine sédentarisée, parfois temporairement, et des tribus semi-nomades.

 

Les trois types de bières d'orge déjà reconnues à Šubat-Enlil  figurent aussi dans les comptes de Chagar Bazar : bière ordinaire (kaš.ús), bière supérieure (kaš.sig) et "bière pour sa soif" (kaš ša zumišu). On constate un frappant parallélisme des données relatives à la brasserie entre Šubat-Enlil et Chagar Bazar. Pour éviter les redondances, seuls les compléments apportés par Chagar Bazar sont ici exposés.

 

Le Tableau 1 récapitule les ratios de brassage (volume de grains : volume de bière) :

La bière ordinaire = ratio 1:2 en moyenne

La bière supérieure = ratio 1:1

La bière ša zumišu = ratio 3:2

Tableau 1 : ratios volumiques orge consommée/bière produite (1 qû = 0,8 litre).

Type de bière Beer ša zumišu Bière supérieure Bière ordinaire
Tablettes      
A.926     ½ : 1  for 1:2
A.971 75:50 for 3:2 91:91 for 1:1 22½:36½ for 2:3
A.978 45:30 for 3:2 40:40 for 1:1 15:30 for 1:2
A.990 75:50 for 3:2 111:110 for 1:1 32½:32½ for 1:1
A.996 60:40 for 3:2 101:101 for 1:1 20:40 for 1:2
Source & N° de tablettes : Ph. Talon, Old Babylonian Texts from Chagar Bazar, 1997.

   

Le 6 du 7ème mois, autrement dit le même jour que celui de la tablette A.978, 2.770 qû de Šamaš (2216 litres, 1 qû de Šamaš = 0,8 litre d'orge pour le pain et 1.385 qû de Šamaš (1108 litres) d'orge pour la bière ordinaire (soit la moitié exactement) sont comptés pour une troupe de 2.770 personnes du district de Qardahat. Ceci confirme d'une part que la bière ordinaire va au personnel de base, d'autre part que la ration journalière d'orge est de 1 litre pour le pain et ½ litre pour la bière.

 

Beer strainers from Tell_el-Ajjul and Megiddo
Filtres à bière du tell el-Ajjul (gauche) et de Megiddo (droite).
1ère moitié du second millénaire av. n. ère. Israel Museum, Jerusalem.

Certaines tablettes enregistrent les rations d'orge destinées aux artisans et travailleurs dont les listes nominatives sont classées par catégories. On y voit des broyeurs et broyeuses de grains, des cuisiniers, un porcher, des tisserands, des potiers, des peaussiers, un charpentier, des jardiniers, des pasteurs, … et même 2 brasseurs nommés Sa'adiya et Hazip-kuzuh (tab. A. 985). Un décompte d'orge indique des rations quotidiennes de 3,2 litres de grain donnés moitié sous forme de pain, l'autre de bière (tab. A. 944).

Le rapprochement des volumes d'orge allouée avec les totaux correspondant des rations de bière permet d'établir d'instructifs rapports pour les 3 types de bière connus. Ces ratios sont relativement constants pour chaque catégorie de bière, ce qui suppose des procédés de brassage standardisés. Les 3 qualités de bière sont contrôlées, bien distinctes et ne doivent rien au hasard. Ces données confirment que les procédés de brassage mésopotamiens ont été améliorés durant le second millénaire avant notre ère.

 

Parmi ces trois qualités de bières d'orge, seule la bière supérieure est distribuée à tous. La bière supérieure est aussi produite et consommée dans le cadre des offrandes aux "šugunû des dieux" et aux "sukkušakû qui accompagnent les dieux" [5]. Cette coutume indique l'importance de la bière dans la sphère religieuse, élargissant le témoignage des filtres à bière associés aux rites funéraires.

La bière supérieure, sortie des magasins de Chagar Bazar, voyage en petite quantité (20 à 40 litres ou quelques pots) vers des localités alentour (Urgiš, Sabbãnum, Atnuhum) ou vers Šubat-Enlil la capitale (tablette A.994). Ces transports confirment les liens étroits entre cette dernière et Chagar Bazar. Les jarres de bière sont convoyées en tant que marchandise ou comme viatique des voyageurs désireux de ne pas mourir de soif en chemin.

 

La bière ša zumišu est à considérer comme boisson de luxe, si on désigne ainsi une bière plus dense destinée à une catégorie privilégiée de personnes. Malheureusement, la traduction littérale "bière de (pour) sa soif" livre peu d'indication[6]. Elle s'oppose sans doute à "bière alimentaire, bière de première nécessité". Elle est réservée aux personnages de haut-rang.

Khabur ware. Oriental Institute Museum, University of Chicago.
Formes caratéristiques de la vaisselle de la région du Khabour, contemporaine de royaume de Haute-Mesoptamie.

Les personnels de la suite royale reçoivent leurs propres rations. Les allocations d'orge, de farines et de bière à Yasmah-Addu mettent en évidence deux faits importants. On sert de la bière au roi et à son proche entourage. Les quantités sont élevées et la qualité supérieure. Ainsi, le 10 du 9ème mois 1778, Yasmah-Addu reçoit pour ses "repas" : 50 (pots?) de bière ša zumišu, 90 litres de bière supérieure, 480 litres de bière ordinaire, 640 litres de bière gurnu (tab. A. 953); on ignore le ratio de brassage de cette bière gurnu. Le lendemain : 80 litres de bière ša zumišu, autant de bière supérieure et 1.000 litres de bière ordinaire (tab. A. 935). D'importantes quantités de bière, rapportées à la taille du site, sont livrées à la "Maison de Šubat-Enlil" : 4.302 ou 3.216 litres pour alimenter ce qui doit être une résidence royale ou un palais.

 

La troupe de Qardahat regroupe 2.700 personnes et reçoit sa part de pain et bière. Le brassage exige 57.300 litres d'orge prélevés dans les réserves du palais. De telles livraisons impliquent de grands silos, indices d'une économie céréalière prospère capable de consacrer à la brasserie une proportion élevée de ses récoltes. Là où affluent les stocks de grains, la brasserie prospère !

La tablette A.939 fait état d'une sortie de 240 litres de "vieille orge" pour la bière ordinaire. Elle est datée du mois mammïtum (décembre-janvier), époque à laquelle les silos ne sont plus qu'à moitié remplis de la dernière récolte dont les grains ont vieilli. Pourquoi le scribe prend-il la peine de préciser que l'orge destinée à la "bière ordinaire est vieille ? Très probablement parce que cette orge sort d’un lot moins bien conservé. Qu'elle serve au brassage de la "bière ordinaire étaye l'idée que celle-ci est non seulement une boisson de faible densité (ratio 1:2), mais brassée avec des orges de qualité inférieure ou de mauvaise conservation. Moisissures, poussières, divers débris, grains abîmés, déjections de petits rongeurs, conféreront inévitablement leurs  goûts désagréables à la boisson. Une tablette du palais de Mari parle d'une "sortie de vieux grain (provenant) du commerce" au début du mois de Hibirtum (juillet-août)[7]. Là encore, une bonne conservation a fait défaut, imputable cette fois aux conditions de transport et de stockage incontrôlables.

Voir aussi Denis Lacambre, le bureau de la bière à Chagar-Bazar .

Chagar Bazar confirme le tableau esquissé avec Šubat-Enlil. La brasserie est une activité économique importante en Syrie, dans la vie quotidienne et religieuse, pour toutes les classes sociales, et avant tout pour la classe dirigeante, la famille royale et son entourage.

 

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[1] L'identification du Tell Chagar Bazar avec les toponymes cités dans les tablettes reste débattue. Résumé dans Philippe Talon 1997, Old babylonian Texts from Chagar Bazar, Akkadica Supplement X, p. 4-5. 

[2] Tout spécialement les prud'hommes (ebbum) déjà signalés à Šubat-Enlil.

[3] M. Mallowan 1947, Excavations at Brak and Chagar Bazar, IRAQ 9, p.82.

[4] Je suis ici les conclusions de Frans van KOPPEN 1999/2000, Récension de Ph. Talon "Old babylonians Texts from Chagar Bazar", Archiv für OrientForschung 47, p. 340.

[5] Termes désignant très certainement les emblèmes sacrés de divinités honorées à Chagar Bazar (Ph. Talon 1997 op. cit. p. 15).

[6] Stephanie Dalley et al. 1976, The Old babylonians Tablets from Tell Al Rimah, p. 29.

[7] Jean Robert Kupper, Archives Royales de Mari, Textes XXII.2, tablette n° 285. Tohru Gomi 1990, Neo-Sumerian Administrative Texts from the HIROSE Collection, la tablette n° 379 parle de 720 litres de "vieille orge du nouveau moulin".

06/06/2014  Christian Berger