Comment les Songola brassent leurs bièresArticle 3 sur 3

La découverte de Takako Ankei et la géographie de la bière.

 

Takeko ANKEI
Takeko ANKEI

Les implications pour la géographie de la bière en Afrique :

Avec la bière munkoyo brassée à l’aide de plantes amylolytiques, la bière des Songola brassée avec des ferments amylolytiques permet de découper la géographie de la brasserie africaine traditionnelle en plusieurs zones, autant que de techniques différentes recouvrant plus ou moins différentes catégories de ressources amylacées : céréales africaines anciennes (sorgho, millet, éleusine), plantes asiatiques (taro, igname, banane plantain), céréales nouvelles amérindiennes (maïs, manioc, patate douce), tubercules, fruits amylacés (banane plantain). Une géographie évolutive et plus complexe. A noter qu’il existe sans doute d’autres régions africaines employant cette technique des ferments à bière amylolytiques (Iraqw de Tanzanie, …).

Les implications pour la géographie de la bière dans le monde :

Cette découverte d’une technique de brassage inédite en Afrique fait écho à des découvertes similaires en Amérique du Sud. Terry Henkel a documenté en 2004 la confection actuelle de la bière parakari à base de manioc par les Indiens Wapisiana du Guyana. Une variété forte de cachiri à base de manioc est brassée de cette façon par les Indiens Wayana de Guyanes et du Surinam. C’est une méthode de brassage remarquable car elle s’adapte à toutes les sources d’amidon (tubercules, céréales, graminés, fèves, graines de caroubier, …).

Ferments à bière du Nord de l'Inde - Sha & al. 2019
Ferments à bière du Nord de l'Inde

Ces ferments sont utilisés pour brasser de la bière en Inde depuis 3 millénaires. Ils le sont de nos jours dans le nord-est de l’Inde dans les états d’Arunachal Pradesh, Assam, Meghalaya, Nagaland, Manipur, Tripura, Mizoram par des populations en majorité non-Hindu (Sha & al. 2019). Ils le sont également dans les contreforts de l’Himalaya au Népal, Sikkim, Bhoutan, et Uttar Pradesh.

Werth (1954) - Yoshida (1986), carte historique des boissons fermentées
Werth (1954) - Yoshida (1986), carte historique des boissons fermentées

T. Ankei, s’appuyant sur une carte générale des boissons fermentées établie par Emil Werth en 1954 et révisée par Yoshida en 1986, a positionné sa propre découverte des ferments à bière au cœur de l’Afrique. Cette carte simplifiée montre que les techniques de brassage ne sont pas spécifiques à chaque continent : le maltage pour l’Europe, les ferments à bière pour l’Asie, l’insalivation du manioc ou du maïs pour l’Amérique, etc. Il faut plutôt pencher pour une présence de toutes les méthodes de brassage (6 en tout) sur tous les continents. Les découvertes les plus récentes (archéologiques ou ethnologiques) vont dans ce sens. Chaque continent a exploré toutes les voies possibles pour brasser de la bière. Certaines de ces méthodes sont encore pratiquées là où on ne les attendait pas comme le montre la découverte de T. Ankei en Afrique ou celle de Henkel au Guyana. La carte des boissons fermentées établie par Werth se révèle ultra simplifiée, trop pour mettre en évidence cette richesse et cette dispersion des méthodes de brassage à l’échelle de la planète. Dessiner une nouvelle carte à jour et plus fidèle est une entreprise de longue haleine.

L’introduction des plantes amylacées d’abord asiatiques, puis amérindiennes en Afrique a impacté ses techniques locales de brassage. Par contrecoup, ces techniques autochtones, trop souvent présentées comme figées et primitives depuis la nuit des temps, n’ont cessé d’évoluer. Ces adaptations ont suivi les diverses routes de diffusion de ces plantes à l’intérieur du continent africain. Cet immense sujet est à peine effleuré dans les études historiques sur la brasserie africaine.

Premières mentions du manioc en Afrique et problables voies de diffusion (Ankei 1996)
Diffusion du manioc en Afrique

T. Ankei a tenté de reconstituer une partie de ces évolutions au travers des modes de préparation et de consommation du manioc. Elle aboutit aux conclusions suivantes basées sur des travaux antérieurs et sa propre connaissance des méthodes culinaires et brassicoles des Songola (Ankei 1996) :

  • Il existe au moins 5 routes différentes par lesquels les diverses espèces de manioc sont arrivés en Afrique centrale puis adaptées aux méthodes culinaires locales. Par le royaumes Kongo et Angola (vers 1590), l’introduction se scinde en 2 routes : l’une remonte le fleuve Congo (voie n° 1), l’autre traverse la savane plus au sud (voie n° 2). La route de Zanzibar (vers 1800) amène le manioc dans la région des Grands Lacs, le lac Tanganyika puis vers la forêt tropicale (voie n° 3). La route du Mozambique (vers 1750) remonte le Zambèze vers le lac Malawi (voie n° 4). Le manioc est adopté plus tardivement en Afrique de l’Ouest via une 5ème voie emprunté par les esclaves revenus du Brésil au 19ème siècle (voie n° 5).
  • La voie n° 1 est celle du manioc amer par rouissage (trempage en eau courante et fermentation) ensuite formé en bâtons enveloppés dans des feuilles (avec ou sans boucanage) : kwanga des Bakongo ou ki.kwanga des Songola.
  • La voie n° 2 est celle du manioc amer détoxifié par rouissage, puis séché et réduit en farine.
  • La voie n° 3 apporte une spécificité : la préparation des cossettes de manioc amer cuit par fermentation et trempage en eau dormante, donc sans rouissage. Les cossettes de manioc fermenté vendues sur les bords du lac Tanganyika font partie de cet héritage.
  • Les Songola possèdent une variante des trois méthodes de préparation du manioc amer citées : rouissage-fermentation, fermentation sans rouissage, farine de manioc. Les Songola et les peuples voisins seraient au carrefour de plusieurs voies de diffusion du manioc (n° 1, 2 et 3). De plus, ils mélangent la pâte de manioc amer gluant avec d’autres plantes (plantain, igname), une habitude des peuples de la forêt tropicale.

 

Songola -  ki.kwanga, manioc après rouissage-fermentation, bâtons enveloppés dans des feuilles - ANKEI 1996 Songola - Racines de manioc après trempage dans eau dormante - ANKEI 1996 Cossette de manioc fermenté noirci tenu par un garçon dans sa main droite (main gauche une cossette bouillie sans fermentation), lac Tanganyka - Ankei 1996 Songola - Tranchage du manioc amer bouilli ki.buli par une femme Songola - ANKEI 1996
Songola - ki.kwanga, manioc après rouissage-fermentation, bâtons enveloppés de feuilles Songola - Racines de manioc après trempage dans l'eau dormante Cossette de manioc fermenté, lac Tanganyka Tranchage du manioc amer bouilli ki.buli par une femme Songola

 

Ces éléments permettent-ils de préciser quand et comment les Songola ont adopté ou inventé leur méthode de brassage avec des ferments à bière ? Au moins depuis que les bâtons de manioc kwanga ont remonté le fleuve Congo au 16ème siècle. La culture du riz asiatique ne semble pas avoir précédé celle du manioc sur le cours supérieur du Congo. Le manioc et non le riz aurait été porteur de cette innovation. L’hypothèse d’une invention autochtone ne peut être exclue. Les ignames et autres tubercules amylacés d’origine asiatique comme le taro sont arrivés en Afrique tropicale depuis deux à trois millénaires. Ils peuvent avoir servi de support pour la culture de champignons amylolytiques propres aux écosystèmes de la forêt tropicale africaine et avoir modifié les techniques de brassage des peuples de la région, des Pygmées. Des plantes à fruits ou bulbes amylacés autochtones de la forêt tropicale (par ex. Gilbertiodendron dewevreii) ont pu jouer le même rôle, cette fois sans le concours de plantes d'origine asiatique.

 

Sources et bibliographie :

 

Ankei Takako (2002), Alcoholic Beverages in Africa South of the Sahara: A Memorandum on Local Brewing Technology. Journal Of The Brewing Society of Japan, 2002 Volume 97 Issue 9 Pages 629-636. https://www.jstage.jst.go.jp/article/jbrewsocjapan1988/97/9/97_9_629/_article

Ankei Takako (1996), Comment consomme-t-on le manioc dans la forêt du Zaïre ?, in Cuisines, reflets des Sociétés, Marie-Claire Bataille-Benguigui & Françoise Cousin, Editions Sépia – Musée de l’Homme, 57-68. http://ankei.jp/takako/file/1307/001879_1.pdf

Ankei Takako (1990), Cookbook of the Songola, Bantu speaking people of the Zaïre forest, African Study Monographs 13 (Kyoto University). https://repository.kulib.kyoto-u.ac.jp/dspace/handle/2433/68357

Ankei Takako (1987), Chûô Ahurika Songera zoku no sake tsukuri : sono gijutsushi to seikatsushi (Preparation of alcoholic beverages among the Songola, Central Africa : biotechnical and ethnographic notes) in Wada Shohei (éd.). Ahurika : minzokugaku tekkenkyu (Africa : ethnological studies), 533-565, Dohosha, Kyoto (in Japanese).

Ankei Takako (1986). Discovery of saké in Central Africa : Mold-fermented liquor of the Songola. In: Journal d'agriculture traditionnelle et de botanique appliquée, 33ᵉ année,1986. pp. 29-47.  https://doi.org/10.3406/jatba.1986.3944 et https://www.persee.fr/doc/jatba_0183-5173_1986_num_33_1_3944

Bahuchet, Philippson (1998), Les plantes d'origine américaine en Afrique bantoue. Une approche linguistique. Philippson et Bahuchet_1998.pdf

Crowther Alison, Prendergast Mary E., Fuller Dorian Q., Boivin Nicole (2017), Subsistence mosaics, forager-farmer interactions, and the transition to food production in eastern Africa, http://dx.doi.org/10.1016/j.quaint.2017.01.014

Fukui Katsuyoshi (1970), Alcoholic Drinks of the Iraqw: Brewing methods and social functions. Kyoto University African Studies V, 125-148.

Henkel Terry (204), Manufacturing Procedures and Microbiological Aspects of Parakari, A Novel Fermented Beverage of the Wapisiana Amerindians of Guyana. Economic Botany 58(1), 2004. https://link.springer.com/article/10.1663/0013-0001(2004)058[0025:MPAMAO]2.0.CO;2

Kubo Ryousuke (2015), Indigenous alcoholic beverage production in rural villages of Tanzania and Cameroon. semanticscholar.org/paper/Indigenous-alcoholic-beverage-production-in-rural-Kubo/cffacfb0795b93dbd9390eb74f7179613fc636a5

Sha SP, Suryavanshi MV, Tamang JP (2019), Mycobiome Diversity in Traditionally Prepared Starters for Alcoholic Beverages in India by High-Throughput Sequencing Method, Front. Microbiol. 10:348. https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC6411702/

Werth Emil (1954), Grabstock Hacke und Pflug, Verlag Eugen Ulmer. 227-241.

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