Brassage des bières traditionnelles russes. Braga, kvas et pivo selon le DomostroïArticle 2 sur 6 Brassage du kvas, du braga et du pivo

Chapitre 46 du Domostroï : bière d’orge, hydromels et vins aromatisés.

 

Le kvas "blanc" moderne, l'une des recettes du Domostroï
Une version moderne du kwas blanc

Le chapitre 46 décrit la bière de malt d’orge comme boisson ordinaire ou offerte aux invités. La bière d’orge miellée, 6 sortes d’hydromel et 3 sortes de vins aromatisés pour les occasions spéciales, fêtes religieuses, ou visites d’invités de marque.

« 46. Comment un homme doit conserver l'alcool pour lui-même et ses invités. Comment présenter cette liqueur à la société.

Lorsqu'un célibataire, de condition modeste et économe, souhaite garder de la bière en stock pour ses invités, il remplit les fûts en mars, après le brassage du malt d'orge. Pour les occasions spéciales, il ajoute un peu de miel à la bière ordinaire, la conserve sur la glace et l'appelle hydromel ou bière de mars. Pour célébrer les fêtes religieuses, les fêtes patronymiques, les mariages, les naissances, les baptêmes, les commémorations des ancêtres ou la visite d'un marchand, d'invités ou d'un abbé respecté, l'hôte transvase l'hydromel d'une cuve dans cinq cruches en étain ou (selon le nombre de personnes servies) dans de petits fûts. Il doit mettre de la noix de muscade dans un petit sac, des clous de girofle dans un deuxième, des herbes bénéfiques dans un troisième. Il les réchauffera sur le poêle et les mélangera à l'hydromel. Il mélangera du jus de xérès avec du vin chaud et le mettra dans une cruche, combinera du jus de framboise et du vin dans une deuxième cruche, et ajoutera du vin pour préparer du sirop dans une troisième. Il peut ensuite offrir à ses invités six sortes d'hydromel, deux [sic. trois] sortes de vin et du jus de cerise, dans des fûts ou des cruches en étain, ainsi que deux sortes de bière.

Quiconque garde sa maison bien approvisionnée et a une femme ordonnée n'aura jamais à rougir devant ses invités. À l'exception d'un objet rare occasionnel, Dieu a fourni tout ce dont ils ont besoin à la maison. »

(C. Johnston Pouncy, 155-156. Trad. Fr Beer-Studies)

Commentaires :

  • La bière de malt d’orge est la boisson ordinaire. Cette bière est brassée l’hiver avec la dernière orge récoltée de l’année. On remplit ensuite les tonneaux au mois de mars pour garder la bière et la servir jusqu’à l’été. L’usage de la glace conserve la bière plus longtemps. Elle ne devait pas manquer en Moscovie. L’ajout de miel pour servir une bière aux occasions particulières doit avoir deux motifs : adoucir une bière aigrelette et faire repartir une fermentation pour redonner de la force et de la pétillance. Nous verrons plus loin que la confection de l’hydromel en jarres hermétiquement fermées vise le même but. La bière d’orge maltée entre donc dans la catégorie des bières de première qualité, celle qu’on offre avec des hydromels ou du vin aux invités. Le chapitre 47 (infra) précise que le braga et le kwas sont les bières ordinaires des domestiques et des paysans, sauf pour le Carême et les nombreux jours de jeûne décrétés par l’église (192 à 216 jours selon les années).
  • La confection du malt (солод/solod) est attestée par les plus anciennes chroniques et le Code juridique (Pravda Rus'skaia) rédigé à Kiev par Jaroslav (1019-1054)[1]. Depuis quand la bière de malt d’orge a coexisté avec le braga et le kwas dans les principautés Rus’ ? Elle semble avoir été houblonnée très tôt. C’est une bière destinée aux plus puissants (princes, noblesse, clergé, moines) et aux plus riches (grands propriétaires fonciers, marchands). Elle est nommée пиво/pivo, ce qui la différencie explicitement du braga et du kwas. L’hypothèse est la suivante : la bière de malt (orge, blé, seigle) houblonnée est une technique de brassage adoptée par les Slaves, venue d’Europe centrale avec eux ou portée par le commerce de la mer Baltique vers le 10ème siècle. L’union des marchands de Gotland, préfiguration de la Ligue teutonique, faisait déjà un commerce intensif de la bière de malt houblonnée vers la fin du 11ème siècle. Les Varangues originaires de Scandinavie savaient malter les grains depuis plusieurs siècles avant de commercer vers le sud le long des fleuves de Russie (carte). Les marchands gothlandais de Visby établissent un comptoir à Novgorod en 1080. Mais une autre hypothèse est ouverte. Le houblon poussait à l’état sauvage en Russie. On en faisait un commerce local mais pas une plante d’importation. Quant à la technique du maltage des grains de céréales, elle a pu parvenir en Russie à une époque plus ancienne par ses contacts avec l’empire byzantin ou les peuples d’Europe centrale. Une origine russe autochtone des bières maltées et houblonnées est donc possible. Cette vaste question reste à étudier. Un fait est assuré : braga et kwas d’un côté, pivo d’un autre formaient deux catégories de bière pour des raisons à la fois techniques et sociales.         
  • On remarque au passage une célébration des ancêtres de la famille ou du clan. La christianisation des Rus n’a pas effacé cette coutume ancienne.
  • Les six sortes d’hydromel montrent que cette boisson, plus que le kwas et la bière d’orge, forme le noyau des boissons anciennes et prestigieuses. Comme on offre ces boissons aussi aux popes, abbés et autres figures du clergé orthodoxe, ceci implique que l’alcool n’est pas un interdit pour les religieux.
  • L’ajout de muscade et de girofle montre que le Domostroï s’adresse à une catégorie aisée de marchands connectés au grand commerce international des épices, ou du moins capables de s’y approvisionner.
  • Les baies (framboise, mûre, myrtille, airelle, genévrier, etc.) servent soit à fabriquer des vins, soit aromatiser de la bière ou de l’hydromel. Le terme « vino » désigne plus souvent ces sortes de vin que celui de raisin, rare dans ces contrées septentrionales et importé par les marchands pour les catégories sociales les plus riches ou les églises. Le commerce du vin emprunte la route de la Baltique (cités marchandes de la Hanse, compagnies marchandes anglaises) ou remonte le Dniepr via la Mer Noire et Constantinople (marchands génois ou grecs). Mais « vino » désigne aussi des vins cuits avec ou sans aromates, et à partir du 16ème siècle des boissons distillées, quelque soit leur origine (bière, hydromel, vin).

 

Des fouilles menées à Novgorod dans les années 1950 ont mis au jour des documents anciens rédigés sur écorce de bouleau. L’un d’eux, daté de 1360-1380, parle du brassage de la bière d’orge. « Salut de Griksha à Esif. Onanya a envoyé [une personne ou une lettre] avec les mots ... Je lui ai répondu : "Esif ne m'a pas dit de préparer un repas pour qui que ce soit." Puis il a envoyé à Fedosya : « Brasses de la bière [пиво / pivo]. Ne restes pas sans rien faire. Fais cuire (brasses) les grains (жито). »[2]

 

La Moscovie, ses traditions brassicoles (kvas, braga et pivo) entre les 10è et 16è siècles,
Document sur écorce de bouleau retrouvé à Novgorod (nordd de la Moscovie) et daté de 1360-1380 (document n° 3 ). De haut en bas : 1) image de l'écorce avec échelle 2) transcription du texte 3) translitération en russe actuel. Fouilles menées à Novgorod entre 1933 et 1978. А. А. Зализняк. Значение берестяных грамот для истории русского языка (pdf, 200 Кб). Из книги: «Берестяные грамоты: 50 лет открытия и изучения» М., 2003.

 

Brasser de la bière (Вари ты пиво) : la lettre ci-dessus utilise le terme pivo pour désigner la bière, peut-être la bière de malt d’orge, distincte du braga ou du kwas. Mais жито désigne aussi bien le seigle ou le blé. ‘Brasser’ dérive de варишь (cuisiner, cuire) / варити (cuisinier). Le lieu où se brasse la bière, перевара (la ‘brasserie’) prolonge la cuisine et n’en est pas techniquement différent. Перевар désigne aussi les cuves ou les chaudrons pour cuire le miel ou le moût de bière[3]. La Chronique Ipatiev (1425) parle de « cuire 300 cuves (Перевар) de miel » pour célébrer les fêtes de Vladimir. Le houblon (хомела) est également mentionné à Novgorod pour la même période, documents n° 706 et 709 (Novgorod, 1240-1260), « De Milosta à Zakharii. Ne vendez pas de houblon (khmelya), mais dépêchez-vous ici, alors ... ». De même la vente de miel (медом) – n° 605 (Novgorod, 1100-1120), n° 901 (Novgorod 1075-1100) – ou le vol d’un rucher – n° 766 (Novgorod 1300-1320).

 


[1] Article 9: « Et voici le barème des droits perçus sous le règne de Iaroslav [1019-54] par le collecteur du prix du sang : le collecteur du prix du sang doit prendre sept seaux de malt [7*16=112 litres] pour une semaine, et un bélier ou une demi-carcasse de viande ou deux nogatas ; et le mercredi un kuna ou un fromage, et le vendredi la même chose ; et deux poulets par jour, et sept mesures de pain, et sept mesures de millet, et sept mesures de pois, et sept [mesures] de sel. » The Pravda Rus'skaia, The Expanded Redaction Translated by Daniel H. Kaiser (extract). Le prix du sang était une peine pour avoir commis un crime de sang, remplaçant la peine de mort (& souvent la torture) pour le meurtrier que l'on trouvait dans les lois byzantines. Le collecteur était chargé de ramasser les amendes payées au prince, mais lui et sa compagnie étaient entretenus aux frais de la communauté paysanne pendant la durée du procès, ce qui est régi par l'article 9. Celui-ci décrit les repas du collecteur du prix du sang pendant une semaine : bière de malt (pivo), viande, fromage, poulets, pain, pois et sel. Notons que les clercs et les officiers de justice ne boivent pas de braga ou de kwas. Un charpentier de ville, en fait un constructeur de remparts en bois, ne recevait « que dix mesures [10 * 13 litres] de malt » par semaine avec d'autres victuailles (article 96, si " mesure " signifie 1 vedro ou 1 seau).

[2] Document n° 3. http://gramoty.ru/birchbark/document/show/novgorod/3 et http://gramoty.ru/birchbark/about-source/general-information/ pour le contexte des fouilles, la datation des documents et l’analyse paléographique.

[3] Pour le lexique du brassage, cf. l’analyse des textes de fouilles de 1951 à Novgorod par А.В. АРЦИХОВСIИИ и М.Н.ТИХОМИРОВ - HOВГОРОДСКИЕ грамоты НА Бeрecte (и3 Раскопок 1951 г.), ИЗДАТЕЛЬСТВО АКАДЕМИИ НАУК СССР, Mосkвa  1953, pp. 26-28. http://gramoty.ru/birchbark/library/book/92/

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