Article 1 sur 2 Hypothétique bière de pomme de terre des Tehuelches au 16è siècle

1 - La bière de caroubier des Amérindiens de la pampa au 16ème siècle.

 

Campement de Patagons au havre Peckett 1838
Des peuples entiers ont disparu, porteurs de cultures humaines d’une richesse inouïe.
Avec eux, leurs boissons fermentées et les sortes de bière qu’ils avaient inventées.
Parmi celles-ci, la bière de caroubier.
C’est la contribution des amérindiens d’Amérique australe à l’histoire mondiale de la brasserie.

 

 Carte de l'Amérique méridionale à l'arrivée des Espagnols

En 1520, l'expédition de Magellan longe les côtes de l'Amérique du Sud. Les marins aperçoivent sur les rivages des amérindiens Tehuelches. C'est leur premier contact avec l'un des peuples qui habitent ce qui deviendra beaucoup plus tard l'Argentine et sa province de Patagonia.

Au fil des siècles et des contacts épisodiques qui s'ensuivent, les Européens et leurs cartes du continent sud américain regroupent sous le nom de Patagons ces multiples peuples et leurs diverses cultures humaines. Ils baptisent Patagonie les terres qui s'étendent du Rio de la Plata jusqu'à la Terre de Feu, pointe extrême du continent[1].

Ces Patagons forment en réalité plusieurs confédérations (cf. carte). Leurs modes de vie sont adaptés à des écosystèmes très différents : pampas au centre, hauts plateaux de la Cordillère andine à l'ouest, forêts subpolaires, montagnes et glaciers au sud, littoraux poissonneux des barrières atlantique et pacifique. La chasse et la pêche constituent l'essentiel de leur subsistance.

 

Une expédition espagnole conduite par don Pedro de Mendoza remonte le Rio Paraná et ses affluents en 1536. Les capitaines espagnols qui se succèdent explorent en moins de 20 ans une région qui s'étend de l'embouchure du Paraná au cours supérieur du Paraguay, presque 2000 km à vol d'oiseau. Le fleuve Paraguay prend sa source dans le Gran Chaco. C’est le pays chaud et sec du caroubier, le territoire des peuples amérindiens qui savent brasser la bière de caroube.

Les Espagnols y rencontrent les Cueramaybas. La bière de caroube est leur boisson. Le caroube est le fruit du Prosopis, arbre emblématique de la région.

 

Caroubier ou Johannsbrot« Après avoir remonté le courant pendant huit jours, nous arrivâmes sur le territoire d'une tribu nombreuse, nommée Cuérémagbas, et qui se nourrit de viande et de poisson. Elle fabrique du vin [bière] avec le suc d'une plante que l'on nomme en allemand johanns brodt ou bockhornlein [pain Saint-Jean ou corne de bouc[2]]. Elle nous accueillit avec la plus grande bienveillance et nous fournit tout ce qui pouvait nous être nécessaire. » (Schmidel, Chap. XIX, Du fleuve Parabol [Paraguay], des indiens Cuéremaybas et Aygais, pp 81-82)

 

Nous savons, d'après Schmidel, que les Espagnols traversent le territoire des Cuéremaybas vers le mois de mai 1539[3]. Les gousses de caroube mûrissent pendant l'hiver austral (nov-décembre). Ceci prouve que les Amérindiens du bassin du Plata savaient conserver la farine de caroube et en faire de la bière au-delà de la saison de récolte des fèves.

 

Le Johanns brodt dont parle Schmidel désigne le caroubier. L'arbre donne chaque année des gousses qu'on appelle des caroubes. Elles enferment à maturité des fèves farineuses. Séchées et réduites en poudre, ces fèves de caroube produisent une farine qui se conserve bien. Cette farine est une excellente matière première pour brasser de la bière.

 

Les indiens Guaycurus (Guaycurues) vivaient aux abords d'Asunción, ville située un peu au nord de la confluence des fleuves Paraguay et Paraná. Eux aussi savent brasser la bière de caroubier :

 « Cette nation [les Guaycurus], et d’autres encore qui vivent de poisson, mangent aussi une espèce de garoubes du pays. Ils vont chercher ces fruits dans les montagnes, où croissent les arbres qui les portent, tels que les sangliers [tapirs], qui tous se rendent sur les hauteurs à la même époque. Ceci a lieu quand les garoubes sont mûres, depuis le mois de novembre jusqu’au commencement de décembre; ils en font de la farine et du vin [bière] qui est si fort qu’ils s’en enivrent. » (Commentaires d'Alvar Nuñez, 123)

 

Les Paiembos brasseurs de bière de caroube

Une expédition espagnole poursuit sa remontée du fleuve Paraguay vers le Nord. Les Paiembos vivent dans le Gran Chaco, le long du fleuve. Cette société typique du Gran Chaco est conditionnée par son environnement semi-aride qui contraste avec les forêts humides du Paraná où poussent le manioc et la patate douce. Le caroubier (Prosopis) supporte bien les climats chauds, secs et le manque d'eau. Il a aussi la particularité de produire ses gousses en pleine saison chaude, quand les autres espèces se dessèchent sous le soleil. Les Paiembos étaient tout naturellement des brasseurs de bière de caroubier :

 « Nous restâmes six mois dans la ville d'Assomption pour nous reposer. Notre commandant demanda aux Carios, nos alliés, des renseignements sur la nation des Paiembos; ils répondirent que ces indiens habitaient à cent milles [400 km] de l'Assomption, en remontant le fleuve Parabol. Ayolas s'informa aussi de leurs mœurs et de leurs coutumes, et s'ils avaient beaucoup de vivre. Il apprit qu'ils ne vivaient que de viande, de poisson, et d'une plante nommée algarobo [algarroba = caroube], dont ils font de la farine qu'ils mangent avec le poisson. Ils préparent aussi avec cette plante une boisson fermentée, d'un goût sucré et à peu près semblable à celui de l'hydromel. » (Schmidel, Chap. XXIII, 100)

 

Qu'en est-il des peuples amérindiens au sud du Rio de la Plata ?

Ils habitent la pampa sèche qui à cette époque est encore couverte de forêts. Le caroubier est aussi l'arbre endémique de la pampa. On doit supposer que les Amérindiens de la pampa savent également brasser la bière avec les caroubes. Les témoignages sont rares mais sans équivoques. A. Guinnard est un informateur de première importance. Il a vécut parmi les peuples de la pampa pendant 3 années, capturé par eux et plus ou moins prisonnier alors qu'il voulait traverser le continent depuis le rio de la Plata pour rejoindre la colonie espagnole du Chili au milieu du 19ème siècle. Son témoignage est tardif par rapport à la conquête espagnole du Paraguay. Il montre que le brassage de la bière de caroubier a résisté dans la pampa aux contacts avec les Espagnols et les multiples vagues de colons européens venus faire fortune dans la région.

 

Le brassage de la bière de caroube

D’après A. Guinnard qui vécut 3 ans (1856-1859) parmi les Mamuelches, les Tehuelches et les Puelches, peuples amérindiens de la Pampa et de Patagonie. Sa description de la méthode de brassage est exceptionnellement précise. C'est un excellent exemple du brassage par la méthode acide (ni ferment, ni germination, ni insalivation). Il se déroule en 2 phases : une préparation acidulée de caroubes dans un contenant de cuir qui héberge les microorganismes, puis l'ajout de caroubes bouillis, donc de l'amidon fermentescible :

Gousses de caroube verte ou mûre « Les Indiens cueillent de grande quantités d'algarrobos qu'ils écrasent entre deux pierres et qu'ils mettent dans des poches de cuir remplies d'eau, afin d'obtenir le soe-poulcou, boisson qu'ils laissent fermenter pendant plusieurs jours et sur laquelle se forme une écume qu'ils enlèvent avec soin; ils y ajoutent une autre portion d'algarrobo bouilli et mêlent le tout en l'agitant fortement. Cette préparation est assez agréable et les enivre complètement ; mais ils n'en peuvent boire une grande quantité sans avoir à redouter de violentes coliques et des contractions nerveuses qui les abattent complètement. Ils mangent aussi de l'algarrobo cru mais avec beaucoup de réserve, car ce fruit quoique très sucré contient un acide qui leur fait enfler les lèvres, les gencives et la langue, et leur occasionne en même temps une brûlante sécheresse qui empêche souvent les moins raisonnables de manger pendant un ou deux jours. » Guinnard Auguste 1856-1859, Trois ans chez les Patagons, éd. Chandeigne, pp 169-170.

 

 

 

Prosopis, le pseudo-caroubier d’Amérique du sud.

Prosopis (fam. mimosaceaes) est un proche parent du caroubier (fam. fabaceaes). Les colons espagnols ont baptisé algarrobo toutes les variétés de l'arbre, trompés par sa ressemblance avec le caroubier d’Europe orientale et méditerranéenne, Ceratonia siliqua.

Il existe en Argentine et au Chili plusieurs variétés endémiques de Prosopis. Prosopis nigra (algarrobo negro), Prosopis alba (algarrobo blanco)[a], Prosopis chilensis (algarrobo chileno), etc. Prosopis alba d'Argentine

Le Prosopis a des noms vernaculaires en langue guaraní : « ibopé » ou « igopé ». Les fèves de Prosopis fournissaient aux tribus Guaranis du Paraguay une farine nourrissante et de quoi brasser de la bière quand le maïs manquait.

Toutes ces variétés de Prosopis sont originaires d'Amérique du sud. Le centre de polymorphisme de l'espèce est argentin[b], en particulier les régions du Gran Chaco et les Sierras qui bordent la Cordillère des Andes. Le climat y est chaud et sec. Le Prosopis supporte le manque d'eau et les sols salins ou sablonneux. Les caroubes mûrissent en novembre-décembre, l'été subéquatorial. Prosopis est un arbre de 5 à 15 m de hauteur et plus ou moins un mètre de diamètre. Son tronc est court, l'écorce fine, gris foncé, et son bois est veiné avec des propriétés tannantes.

Le fruit est une gousse de 20 cm de long, avec des semences foncées longues de 7 mm, contenant le patay, une pâte douce très riche en calories. Plus de la moitié du poids du fruit est formé de sucres, le reste d'amidon. Les fèves sont converties en farine pour la consommation humaine, ou consommée par les animaux avec le fourrage.

Fermentée, cette farine produit une boisson alcoolisée, que les populations métis d'Amérique méridionale installées après la conquête espagnole ont appelée aloja. Ce nom créole désigne au Brésil, en Uruguay et en Argentine des bières traditionnelles à base de caroube, de riz ou de maïs. Beaucoup ignorent que ces bières de caroube et de maïs ont une origine amérindienne.

  1. [a] http://www.hort.purdue.edu/newcrop/duke_energy/Prosopis_alba.html
  2. [b] Burkhart Arturo, 1976, A Monograph of the Genus Prosopis, Journal of the Arnold Arboretum v. 57, 221. A MONOGRAPH OF THE GENUS PROSOPIS.

 

 

 

Acarete du Biscay (donc originaire du pays basque) voyage en 1658 par voie terrestre à travers la pampa argentine depuis le Rio de la Plata jusqu'aux mines d'argent de Potosí, dans l'actuelle Bolivie. Un aventurier en quête de richesse ayant entendu parlé de la contrebande du minerai d'argent entre le sud du Pérou et l'Argentine et la possibilité de tromper la surveilance des Espagnols qui se réservent l'exclusivité de ce trafic. Son récit est une source importante de l'histoire de l'Argentine et du Pérou au cours des premières décennies de la colonisation espagnole[4]. A l'ouest de Cordoba (province de Tucuman entre le fleuve Paraná et la cordillère méridionale), Acarete confirme la présence des forêts de caroubier dont on fait une bière :

 

« Depuis Cordoua [Cordoba] je pris la route de St. Jago de l'Estro [Santiago del Estero], qui en est à 90 lieues [env. 400 km]. Durant mon voyage, je rencontrais de temps en temps, c'est à dire tous les sept ou huit lieues, des maisons isolées d'Espagnols et de Portugais qui vivent très solitairement; elles sont toutes situées le long de petites rivières, quelques unes au coin de forêts qui sont très fréquentes dans cette région, et qui sont presque toutes des bois d'algarobe, le fruit qu'on utilise pour faire une boisson qui est douce, acidulée et saine comme le vin; d'autres sont dans des champs ouverts, qui ne sont pas peuplés de troupeaux comme ceux de Buenos Ayres, mais où il y en a cependant beaucoup, sûrement assez pour les besoins de subsistance des habitants, qui font aussi un commerce de mules, de coton, et de cochenille à teindre que le pays produit. » Acarete du Biscay, Relation des voyages dans la rivière de la Plate, 31.

 

Gousses mûres de Prosopis alba

Le missionnaire jésuite espagnol José Sanchez Labrador arrive au Rio de la Plata en 1734, presque 2 siècles après la venue des premiers européens dans la région. Le pays est déjà profondément transformé. Les peuples amérindiens ont subi le choc culturel de la conquête, l’accaparement progressif de leurs territoires, et les épidémies. Leurs cultures et leurs forces de résistance sont très affaiblies, sauf au sud du Rio de la Plata, régions négligées par les Espagnols et les colons européens.

Le missionnaire parcourt une grande partie du territoire des Indiens Guaranis, Chiquitos, Pampas, M'bayas, c'est à dire le bassin du Rio de la Plata et les territoires méridionaux adjacents. Il vit au milieu d'eux, loin du front colonial et de ses influences. Ses études sur les coutumes et la vie des Amérindiens de la pampa figurent parmi les plus complètes et les plus importantes.

Le brassage de la bière de caroubier est noté, ainsi que les manières de boire. Malheureusement, le missionnaire ne dit rien de la fabrication de la bière de caroube, ni de ses authentiques noms amérindiens :  

« Il est difficile de comprendre à quel point les Indiens aiment l'eau-de-vie, aussi bien les femmes que les hommes. Pour en avoir, ils vendent tout ce qu'ils ont. A la simple vue de cette liqueur, ils perdent tout jugement, même avant de l'avoir bue. (...) Ils préparent aussi de la chicha [5] ou bière forte de caroube et ils peuvent continuer à boire presque indéfiniment tant qu'ils ont des réserves. Ils ont une cérémonie superstitieuse. En effet, ils ne boivent pas la première chicha qu'ils préparent car ils la répandent avec des chants, des cris et des pleurs sur les ossements de leurs ancêtres qui sont conservés dans des grottes des montagnes. Lorsque cette cérémonie est terminée, ils célèbrent leur beuverie de la manière suivante : les adultes s'assoient autour de la chicha sous la tente (les garçons et les filles en sont exclues) et ils se mettent à chanter et à boire chacun son tour jusqu'à épuisement de la boisson. Ensuite, ils s'habillent des hardes qu'ils possèdent et chacun sort de son côté en chantant. Dans ces moments, ils se frottent les uns les autres et entre deux chansons, ils échangent quelques insultes, puis en arrivent aux mains. » (José Sanchez Labrador, cité dans Guinnard 1856, 331)

 

La bière de Prosopis était donc répandue dans toute la sphère amérindienne méridionale, depuis le Rio de la Plata jusqu'au sud de l'Argentine actuelle.

Au 16ème siècle, la bière de caroubier est brassée par tous les peuples de la pampa, depuis le Gran Chaco au nord jusqu'au sud du Rio de la Plata. La région est couverte de forêts.

Il est probable que la technique de la bière de caroubier remonte à l’époque où les peuples amérindiens ont habité en masse la région. La culture du maïs, et l'horticulture du manioc et de la patate, sont adoptées plus tardivement, la première venue des plateaux andins, la seconde du bassin de l'Amazone, avec les peuples ayant migré vers le sud du continent. 

Selon le témoignage de Schmidel, certains peuples devenus cultivateurs de maïs et de manioc avec lesquels ils brassent leurs bières n'ont cependant pas oublié ou abandonné au 16ème siècle cette technique ancestrale de la bière de caroube. Ils en font une boisson fermentée saisonnière, quand les caroubes sont mûres une fois par an en novembre-décembre.  

 

Dans la partie australe du continent, l’actuelle Patagonie, le caroubier ne pousse plus. La présence d'une bière de tubercule (le capac des Indiens Tehuelches rencontrés par Pigafetta et l'expédition de Magellan) n'est pas attestée parmi les anciens peuples amérindiens, du moins à notre connaissance.

 


[1] Cette Patagonie des premiers récits englobe le Rio de la Plata, les territoires septentrionaux voisins (actuel Uruguay) et la région entre Buenos Aires et la Cordillère andine. L'actuelle Patagonie ne désigne que le cône sud de l'Amérique, c'est-à-dire les provinces méridionales du Chili et de l'Argentine.

[2] Schmidel connait le Caroubier (Ceratonia siliqua), ou Arbre de Saint-Jean(Baptiste), Johannsbrot, sous sa forme européenne originaire des pays du pourtour méditerranéen. Chaque année, il produit des cosses (caroubes) dont les fèves, une fois séchées puis écrasées, fournissent une farine fermentescible, donc une matière première idéale pour brasser de la bière.

[3] Les Espagnols conquièrent Lampère, une cité des Carios, le 15 Août 1539 ("Nous nous emparâmes de Lampère en 1539, le jour de l'Assomption de la Vierge. C'est pourquoi nous lui donnâmes ce dernier nom (Asunción), qu'elle conserve encore.", Schmidel, chap XXII, 95). Le territoire des Carios était distant de 50 milles (env. 225 km) en amont de celui des Aygais, lui-même distant de 35 milles (env. 150 km) de celui des Cuéremaybas. La troupe de Juan de Ayalas mit environ 2 mois pour remonter le fleuve depuis les Cuéremaybas jusqu'aux Carios, et faire des haltes dans leurs villages, à raison de 3,5 milles (14 km)/jour.

[4] En 1672, Acarete publie un compte-rendu de son voyage, puis en 1696 une seconde version à Paris sous le titre Relation des voyages dans la rivière de la Plate. Une traduction anglaise paraît en 1698.

[5] Le terme chicha est un générique espagnol désignant toutes sortes de boissons fermentées amérindiennes.

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